Black on Grey

— Mark Rothko (1903-1970)

Ce sont des portraits vides dont la ligne d’horizon diffère à chaque plan. On dirait des Bacon sans figure, comme si le modèle n’était jamais arrivé ou avait disparu. Malgré le désert, c’est la présence oubliée qui sourd. Impression d’une absence lunaire. Matière remontée à la surface après avoir été ensevelie. Le sol – car il faut bien que nos esprit recomposent un semblant de réalité – est plus lumineux que le ciel. Paysage mental qui aurait atteint son nirvana. Paysage débarrassé du paysage. Du tâtonnement de l’abstraction, est sorti l’archétype d’un monde. Première photographie. Etat des lieux. Rien à déclarer. – Black on Grey. On vient de marcher sur la lune, il ne faut pas l’oublier, l’horizon n’est plus le même, et se pourrait-il que votre propre exploration intérieure ait mené à la découverte de cette autre dimension. La matérialité a perdu ses repères. Le centre de gravité a changé. L’espace plane entre nulle part et ailleurs. Le vide flirte avec le rien, et c’est encore votre regard qui débusque ce baiser. Dans la grande vacuité, une émotion palpite. Avant de m’embarquer sur le fleuve, j’ai voulu marcher le plus loin possible jusqu’au bord du visible. Pêcher ce qui échappe à mes doigts. Ramener quelques débris. Et sacrifier mon corps. Lointaine errance ramenée à vos yeux.
(extrait de Mark Rothko : rêver de ne pas être, Les Impressions nouvelles, 2011 ; Arléa-Poche, 2014)