Pierre Bergé, première rencontre

Je me souviens de ma première rencontre avec Pierre Bergé. Je venais de terminer mes études de lettres et de publier un premier roman, Charlot aime Monsieur, dans une toute petite maison d’édition en Belgique. Le livre n’eut guère d’échos en raison d’un sujet qui faisait polémique. Je vivais alors encore dans le rêve de réussir à Paris. Toutes mes références s’y rattachaient. Mais il me manquait l’intrépidité qui assurait le succès des natures conquérantes. Face au fiasco de ma première publication, sur laquelle j’avais naïvement misé pour m’ouvrir les portes du monde, je m’étais mis à envoyer des lettres de candidature dans le milieu culturel parisien, espérant que quelqu’un m’appellerait en retour. Et, puisque mon livre avait si peu circulé, je l’envoyai à quelques personnalités qui comptaient à mes yeux.

A présent, je regardais le portrait d’Yves Saint Laurent par Andy Warhol qui trônait au-dessus du bureau de Pierre Bergé. Sa secrétaire venait de m’inviter à m’asseoir en m’informant qu’il allait arriver. J’avais l’impression que la suite de ma vie allait se jouer dans cette pièce. J’avais 23 ans. Des espérances encore intactes. Mes peurs étaient contrebalancées par l’élan de la jeunesse. A peine une semaine après avoir reçu mon livre, Pierre Bergé m’avait répondu. Il avait trouvé mon roman courageux, en avait apprécié l’écriture et la construction, saluait mon talent. Tout cela avait de quoi me mettre en joie. J’accordais à son jugement une grande importance, il avait été proche d’écrivains et d’hommes que j’admirais. Mieux : il me disait qu’il serait heureux de me rencontrer.

L’heure et demie que j’allais alors passer en sa compagnie s’est inscrite dans mon parcours comme un moment décisif. Ce temps qui me semblait si compté pour quelqu’un comme lui, il l’accordait au jeune homme dépourvu de confiance que j’étais. Je garde un souvenir très vif des propos que nous avons échangés. Il m’avait parlé de Duras qu’il avait bien connue. Je buvais du petit lait : je venais de lui consacrer mon mémoire de fin d’études. Lorsqu’il me demanda quels auteurs contemporains j’aimais lire, il avait fait la moue lorsque je lui avais cité Annie Ernaux. Je reconnus là un trait de son caractère que certains lui reprochaient : l’affirmation tranchée de ses convictions. Il avait été encore plus sceptique à l’évocation d’Edmund White. J’avais essayé de sauver l’auteur d’Un jeune américain, que tous les homosexuels de ma génération avaient lu, en me référant à la biographie qu’il avait consacrée à Genet. “Une biographie d’Edmund White par Genet aurait été plus intéressante”, trancha-t-il ironiquement. Une telle liberté de paroles ne pouvait que me plaire.

Il me pronostiqua un taux de réponses très faible aux candidatures que j’avais diffusées dans le monde culturel, et encore : elles seraient toutes négatives. Il n’était pas un semeur d’illusions. Dans la lettre qu’il m’avait envoyée, il m’avait déjà prévenu : “Ne rêvez pas trop de Paris, vous pourriez être déçu.” En mon for intérieur, j’espérais que notre rencontre débouchât sur quelque chose de concret qui engagerait mon avenir, mais l’entrevue se conclua sur aucune promesse. Quand je me retrouvai à nouveau seul avenue Marceau devant le siège historique de la maison Saint Laurent, je me sentais un peu confus. Je ne mesurais pas clairement ce que j’avais gagné : l’attention amicale qu’il m’avait manifestée allait devenir pour moi un socle sur lequel m’appuyer dans les périodes de doute. Je pense que c’était cela le message qu’il avait voulu me faire passer : “Ayez confiance en votre voix d’écrivain, ne comptez que là-dessus pour tracer votre route.” Son regard bienveillant avait l’autorité d’un encouragement paternel. Ce que j’avais à vivre m’appartenait – toutes les cartes étaient entre mes mains.

Plus tard, il nous est arrivé de nous revoir, et de nous écrire, à plusieurs reprises. C’était un lien ténu auquel j’accordais la même valeur qu’à un métal précieux. Les histoires sont autant faites de ce qui les remplit que de ces instants plus rares qui continuent de rayonner sur nos vies de l’intérieur. Qui nous poussent vers ce qu’on accomplit.

Stéphane Lambert, le 9 septembre 2017